Randt se tient debout, face au vent. Penché pour lui faire face, il avance difficilement. Ses cheveux tourbillonnent au gré des couleurs changeantes. Ses mèches grises se mêlent à l’orange, au vert et au bleu d’un décor incertain qui semble fondre sur lui. Ce n’est plus un vent qui s’abat, c’est le monde qui l’entoure qui le presse en sens contraire.
S’il change de direction, le vent s’oppose encore et toujours à lui. L’espace est infranchissable. Tout mouvement se paye d’un effort immense. Il essaie de bouger sur sa gauche, puis sur sa droite. Un déferlement de couleurs et de formes le freine imparablement. Au milieu du souffle assourdissant il croit percevoir une voix qui l’appelle et qui lui demande : « Que fais-tu ? ».
En effet, il ne s’était pas posé la question de sa présence en ce lieu. Comment est-il arrivé et où est-il ? Il lui semble que sa lutte dure depuis des années. Il avance péniblement dans un paysage constant où rien n’est réel. Il y a longtemps, dans une autre vie, qui était-il ? Un homme ? Il regarde ses mains placées devant lui pour ouvrir un chemin dans la matière vivante. Que pouvait-il faire de ces mains ? «…tes mains ! », lui crie la voix. Que sont mes mains, sinon l’arme pour me protéger, pour résister au vent ? Il ferme les poings comme pour asséner un coup contre un adversaire invisible et reprend sa marche de plus belle.
« Frappe ! » lui ordonne la voix. Il s’exécute, sans y réfléchir, comme pour mettre à terre un ennemi invisible devant lui, en se projetant de tout son poids. Il retombe lourdement sur le sol. Le vent a disparu, les couleurs ont changé. Il aperçoit devant lui un désert sans fin et des milliers de pierres disposées à égale distance, comme des légumes inertes qu’on aurait répartis pour mieux les faire pousser. Elles se ressemblent mais elles ont une forme légèrement différente.
Il regarde autour de lui mais rien n’apparaît à l’horizon, nulle montagne, colline ou arbre. Au-dessus, en revanche, il distingue un trou dans le ciel. Une sortie ? Sans plus réfléchir, il soulève une pierre et la place sur celle située à sa droite. A sa grande surprise, les deux pierres coïncident et fusionnent au moment où il la pose. Il prend une autre pierre et l’ajoute au bloc constitué, ce qui produit le même effet. Pierre après pierre, comme dans un puzzle géant, il construit. Étage après étage, il bâtit les escaliers, les voûtes, le plancher. Des jours, des années passent dans la construction d’une tour géante qui monte jusqu’au ciel. Il ne se repose jamais. Des millions de bloc de pierre s’agglomèrent verticalement, en direction de l’issue possible de ce monde infernal. Vient alors le jour où la dernière pierre est placée au sommet. Rien ne se passe. Il s’interroge. A-t-il bien construit cette tour ? Elle semble finie, solide et stable. La sortie est là, à quelques mètres au-dessus de lui, il en est sûr ! A moins que ce ne soit encore un jeu cruel, comme l’était le vent infranchissable, il y a un millénaire de cela.
Il se souvient de la voix qu’il entendait alors : « tes mains ! », disait-elle. Au sommet de la tour, il regarde au-dessus de lui. Il saute sur place en cherchant à atteindre le passage entre les nuages. Il ouvre les bras en grand et ferme les yeux. Il tend les bras vers le ciel et se laisse tomber sans résistance. il sent alors d’autres mains contre les siennes. Fermes mais plus douces et fines, qui les saisissent. Tiré vers le haut, il a le sentiment de s’envoler.
L’odeur des corps en décomposition le frappe en premier. La nuit l’entoure et les membres mous des morts font comme un matelas profond. Dans le silence du cimetière il entend la voix d’Axelle : « Alors, on revient de loin ? ».