16. Gorf

Rien ne pourra compenser l’absence de Gorf. 

Le village est en émoi depuis maintenant vingt jours, depuis qu’il a disparu, laissant chacun dans un désarroi profond. Il savait prodiguer à tous les conseils, les mots, dont nous avions besoin. Il savait encourager les faibles, raisonner les téméraires, rendre sages les impulsifs, réconcilier les ennemis et pardonner les fautifs. Il suffisait de quelques secondes dans ses bras pour retrouver le sens de sa vie et continuer son chemin en harmonie avec soi-même et avec les autres.

D’aussi loin qu’on s’en souvienne, il avait grandi là, près de la fontaine, sans faire de bruit, comme un miracle offert au village. De sa haute taille, il accueillait chacun avec douceur, sans distinction. Il suffisait de se placer contre lui, entre ses feuillages, et tout reprenait son sens. Nous l’adorions pour le bien qu’il faisait sans rien demander en retour.

Depuis son départ, le village est en deuil et plus personne ne sait comment affronter l’avenir sereinement. Depuis, les conflits se sont développés et nos dirigeants semblent bien incapables d’y répondre. Les soldats ne parviennent plus à contenir les explosions de colère et de violence du peuple. Les timorés se terrent chez eux de peur des bandes armées qui se constituent. Des femmes éplorées s’allongent près de l’ancienne demeure de Gorf et versent toutes les larmes de leur corps dans des cris d’angoisse. Les enfants restent prostrés et ont perdu le goût des jeux et des rires. Les suicides ne se comptent plus, à tel point qu’une fosse commune a été creusée pour empêcher la survenue des maladies.

Est-il parti dans un autre village ? A-t-il été capturé ? On cherche les responsables, on accuse les politiciens corrompus, on montre du doigt le moindre étranger qui erre dans les rues, on accuse le royaume de Trouvert, ennemi héréditaire dont l’absence de signes d’existence depuis des générations n’a pas fait disparaître une haine viscérale. 

Surtout, on suspecte Fermat le maudit, l’ancien mage du royaume. Il y a bien des années, il n’avait pas caché sa haine profonde et incompréhensible de notre ami Gorf. Il avait inventé des histoires farfelues pour essayer de nous priver de lui, l’accusant de méfaits dont les détails ne sont pas restés dans la mémoire collective, mais qui démontraient son manque d’empathie et de lucidité. C’est à peine si certains se souviennent encore des mots qu’il prononçait, accusant Gorf de “dévorer l’âme comme nourriture ».

Il prétendait même que Gorf était une plante géante aux effluves empoisonnées et psychotropes. Quelles balivernes ! Quel fou ! Heureusement, il avait été banni pour de bon. On n’avait plus jamais entendu parler de lui ! Depuis tout ce temps, on l’imaginait certainement mort, quelque part, aveuglé par la haine et la jalousie. Son nom avait été placé dans la liste des mots interdits. 

Récemment, certains érudits ont recommencé à l’évoquer, ce qui a choqué une partie de la population. L’un d’eux a même prétendu qu’il avait survécu à son bannissement. Il le soupçonnait d’être responsable de la disparition de Gorf, par vengeance.

Depuis sa disparition, le temps a passé et la vie se poursuit malgré tout. Une nouvelle se répand, un matin : le mage Fermat n’est pas mort, il dirige un pays lointain dont l’influence grandit chaque jour. Il semble adulé de ses sujets. Ses conquêtes se font presque sans heurts. 

Il est question d’organiser une expédition pour tirer cela au clair et retrouver Gorf. Mais personne n’a vraiment envie de s’y consacrer. Il semble que notre intérêt pour cette plante était un peu excessif, à bien y réfléchir. Ou bien n’était-ce qu’un rêve ?