19. Le peuple de l’eau

Le peuple des O’guf’n habite dans la partie sud du continent, près de l’île des Grâces. Leurs habitations sont intégralement construites sur l’eau. La mer calme reflète les habitations comme un miroir déformant. De forme cubique, elles s’entassent les unes sur les autres et forment des grappes colorées qui reposent sur des pylônes plantés profondément dans le sol. De loin, elles ressemblent à des maisons construites sur le flanc d’une colline, mais si l’on en fait le tour, on se rend compte qu’il n’y a d’autre flanc que les autres maisons sur lesquelles elles s’appuient. Sans doute pour anticiper une montée des eaux, le premier étage habitable se trouve en hauteur, auquel on accède par une corde ou une échelle. Le choix de ce lieu d’habitation est lié à la présence de dangereux prédateurs sur la rive, qui se déplacent sous la surface et peuvent ressortir d’un coup pour dévorer le malheureux villageois égaré.

En conséquence, leur économie est essentiellement maritime : élevage, agriculture, minerais, manufactures sur pilotis, etc. Certains, mais ils sont encore rares, ont développé un système de cordes pour se déplacer en hauteur entre les arbres et éviter les créatures mortelles. Mais il s’agit souvent de la volonté de démontrer aux autres O’guf’n qu’ils sont plus courageux ou plus libres. En réalité, il n’y a rien à faire à terre, sinon récupérer quelques matériaux de temps à autres.

Ce mode de vie s’est développé au cours des siècles. Mais surtout, les O’guf’n sont connus pour avoir développé une science de conservation minutieuse des savoirs et des récits. Une grotte souterraine, dont la localisation n’est connue que de quelques savants, contient paraît-il des textes gravés continuellement par des scribes. Selon les bribes d’information qui ont été communiquées, il semblerait que les O’guf’n aient inventé une méthode d’écriture sur l’eau. L’eau disposée dans une cuve serait gravée de façon indélébile puis entreposée dans des coffres géants. La méthode de classement permettrait de retrouver rapidement chaque texte…à moins qu’il ne s’agisse d’une forme de télépathie qui communique avec l’eau. Ceci n’a pas encore été clarifié.

Mais l’information étant très accessible pour lui, ce peuple a gagné une réputation de sagesse et d’expertise dans tous les domaines. La conservation du savoir ancestral rend les avis des savants très recherchés par tous les royaumes. Leur secret est bien conservé. Personne n’aurait intérêt à déclarer une guerre qui pourrait mettre fin à cette source de connaissance. Les O’guf’n ont rendu souvent de nombreux services : Ils ont permis d’éradiquer la Yawun mauve, terrible maladie contagieuse qui a exterminé la majorité des humains aux yeux mauves, arrêté la prolifération des Zombres, des insectes mangeurs de rêves, mis fin à la stérilité du roi de Garutie, dont le million de descendants se dispute maintenant la couronne lors de batailles épiques, ou trouvé un mode de communication avec l’étrange Garflix, extra-terrestre géant posé un matin sur la place du marché de la capitale du Nord.

Face à la croissance des demandes en tous genres et des visites inopinées dans leurs villages, les O’guf’n ont décidé de mettre en place chaque année une semaine de consultations ouvertes à tous. Une bâtisse noire fut construite au milieu de l’océan, le « Palais des Réponses », arrimé au rivage par un pont de plusieurs dizaines de mètres. Le « palais », qui est en fait une grande maison dans la pure tradition locale, est aussi une source de revenus importante.

Le spectacle est chaque année saisissant : une foule se masse sur le pont. Chacun à son tour peut passer devant le collège des sages, qui ont la réputation de donner une réponse infaillible à chaque demande. Cela peut aller d’une question sur la période de floraison des Rosats ou du moyen de retrouver l’amour perdu d’un être aimé. Bien entendu, la mise en œuvre de la solution peut être complexe, mais la faisabilité n’est pas le problème des sages. Toutes les questions, et leurs réponses, sont soigneusement classées et répertoriées pour nourrir l’encyclopédie sous-marine. Certaines questions sont toutefois interdites, notamment celles qui mettraient en danger les O’guf’n ou leurs visiteurs.

Certains monarques et grands dirigeants ont interdit aux citoyens de se rendre au Palais des Réponses, pour ne pas perdre l’autorité et la toute-puissance conférées par leurs fonctions sur leurs sujets, au profit des O’guf’n. Les plus belliqueux ont parfois envoyé leurs armées pour détruire ces concurrents, mais ils ont toujours été mis en déroute, par la ruse ou la technologie des O’guf’n et la défense organisée par les autres peuples qui ne voulaient perdre le bénéfice de leurs conseils. Si bien qu’aujourd’hui personne n’aurait l’audace de remettre en cause leur neutralité.

On prétend que les monarques obtiennent des entrevues secrètes dans la ville des O’guf’n sur des sujets d’ordre politique ou militaire. En constatant la frugalité de leur vie quotidienne et leur absence d’ambition politique, on ne peut qu’y voir une façon de maintenir leur bonheur et de faire du commerce pacifiquement. Certains murmurent que ce peuple de l’eau, grâce aux conseils avisés offerts aux uns et aux autres, est le vrai maître du continent.