23. Les Hallouis

Les tribus du nord de la région de l’Hallouis ne connaissent ni l’élevage, ni la pêche. Ils se procurent l’essentiel de leur nourriture dans les Bulles de Naïcho. Les bénéfices de ces bulles expliquent pourquoi, depuis la nuit des temps, ils n’ont jamais eu besoin de développer un autre savoir-faire que leur capture. 

Dès leur plus jeune âge, les enfants s’entraînent à les saisir, lors de leur mouvement ascensionnel, sans les toucher. Mais rares sont ceux qui développent une maîtrise telle qu’elle leur permettra d’en faire leur métier. Les Bulles proviennent de failles gigantesques situées dans les collines des Espartes. Des trous béants sur un vide sans fond, d’où montent lentement les bulles qui contiennent une matière rose odorante, la Rosat, qui fournit à celui qui la mange une énergie durable. 

Pour s’en saisir, les récolteurs, appelés les « funambulles », se déplacent au centre de la faille, sur une corde mince (pour ne pas prendre le risque d’abîmer les bulles ascendantes) fixée à deux poteaux. Une sorte de filet à papillon géant, au bout d’une tige, permet de les attraper. Après quoi, le funambulle doit délicatement l’ouvrir et déverser son contenu dans un panier.

Les funambulles constituent une caste à part dans la société des Hallouis. Ils ne participent à aucune autre tâche, ni ne font la guerre. La survie du peuple, pour l’alimentation ou le commerce, repose entièrement sur leur savoir-faire. Ils vivent dans un confort particulier puisque, chaque mois, tous les habitants doivent leur faire honneur par des offrandes, pour mériter de recevoir la Rosat. Par ailleurs, si certains Hallouis ont tenté de développer l’agriculture, la chasse ou la pêche, ceci reste encore marginal dans leur économie. Dans certains cas, on combine la Rosat avec certaines plantes aromatiques pour créer des plats qui ont fait la réputation des Hallouis. L’accoutumance de la population est telle que ceux qui ont tenté de s’en passer devinrent si faibles qu’ils finirent par en mourir. D’un autre côté, un humain qui n’en aurait jamais absorbé prendrait un grand risque à en consommer en quantité sans préparation.

Parmi ce peuple sans histoire, Hartel, le grand maître des funambulles transmet son savoir aux apprentis depuis des générations. C’est un personnage mystérieux qui conserve jalousement l’histoire des origines des Hallouis et du Rosat. C’est comme s’il avait toujours été vivant, d’aussi loin que remonte la mémoire des plus anciens. Parfois, il part des semaines entières pour revenir sans un mot et sans explications. Il ne détient aucun pouvoir formel, aucune fonction politique. Mais on lui reconnaît un autorité naturelle conférée par son importance dans la vie de la société.

Hervel, un jeune funambulle, se trouve au-dessus d’une faille d’où montent lentement les Bulles de Naïcho. Malgré son jeune âge, il maîtrise parfaitement la technique de la capture. Il œuvre déjà depuis plusieurs heures, d’un pas assuré, et n’en laisse échapper aucun. Ses assistants, de chaque côté de la corde, l’observent respectueusement et récupèrent les bulles qu’il a déjà attrapées. C’est un travail qui exige concentration et délicatesse. Hervel ne s’applique pas chaque jour à cette tâche, car le risque d’un faux pas est omniprésent. Un repos régulier est nécessaire pour être pleinement opérationnel. 

Alors qu’il vient de faire quelques sauts en direction d’une bulle particulièrement volumineuse, un vent fort surgit et le déstabilise pendant la capture. Il glisse, manque de tomber, mais il se rattrape immédiatement au filin qui se brise sous le poids du jeune homme. Il le prend solidement en main pendant la chute vers les profondeurs de la faille, ce qui lui permet de basculer contre la paroi dans l’ouverture béante. De sa main libre, il cherche une prise dans la terre, pour s’assurer. Il agrippe ce qu’il croit être une racine et prend le temps de visualiser sa position. Il se trouve plusieurs dizaines de mètres en contrebas, mais assez en amont de la lave d’où continuent de monter le Rosat dans une lenteur indifférente. Ses esprits retrouvés, il évalue la difficulté pour remonter à la surface. Dans sa chute, il a heurté une pierre qui l’a blessé à la jambe. Il se rend compte que sans une aide rapide il ne pourra pas tenir longtemps dans cette position. Une telle situation s’est déjà produite pour d’autres Hallouis. Il vérifie que la racine qui lui sert d’appui est solidement ancrée dans la terre. Ce n’est pas une racine ; c’est la poignée d’une épée.

Ses assistants ont couru dans le village pour appeler de l’aide. Hartel est sorti de sa demeure et les a accompagnés aussitôt. Il a fait tendre d’autres cordes autour de la faille, attachés aux pylônes, et a fait descendre des compagnons le long du précipice. Arrivés à la hauteur de Hervel, ils lui ont attaché un harnais et l’ont fait remonter lentement jusqu’à la surface.

Plus tard, Hervel se repose chez lui, un pansement sur la jambe. Hartel, le maître des funambulles, est venu le voir personnellement pour prendre de ses nouvelles.

  • Je me remets, je suis tombé à cause d’un coup de vent violent. Mon fil s’est rompu…pas de chance aujourd’hui !
  • C’est notre devoir de nourrir notre peuple. Cela présente des risques. Tu t’en es bien sorti et tu t’en remettras rapidement. Ton parcours ne fait que commencer.
  • Oui maître, j’ai quand même eu de la chance qu’il y ait eu cette épée sortant de la terre, sinon je n’aurais pas su à quoi me raccrocher sur cette paroi !
  • Une épée, dis-tu ? Il hésite quelques instants et ajoute : As-tu vu comment elle était, s’il y avait des marques particulières ?
  • Non, elle était pleine de terre…mais la poignée était richement décorée, je l’ai senti en la serrant pour ne pas tomber ! Croyez-vous qu’elle puisse avoir été posée là avant l’arrivée des fondateurs Hallouis ? C’est étrange que personne ne l’ai découverte avant !

Le maître semble gêné de la question, qu’il élude rapidement

  • Je ne crois pas, dit-il, quelqu’un l’a certainement perdue sur un champ de bataille il y a fort longtemps, voilà tout ! Mieux vaut l’oublier. Et puis, il faut éviter qu’un fou ne se tue à essayer de la récupérer !

Hervel a appris à ne pas le contredire et il approuve ses propos. Le soir venu, un homme recouvert d’une cape se tient au-dessus de la fosse. Il s’agit de Hartel, qui s’est glissé discrètement à l’extérieur à la faveur de la nuit. Il évalue la meilleure façon de descendre chercher cette arme, sans prendre trop de risques. Il doit agir seul. Il s’attache au filin, resté provisoirement en place à la suite de l’incident, et commence à descendre doucement le long de la paroi. Sa dextérité, malgré son grand âge, lui permet de trouver une prise à chaque mouvement. Après dix minutes de descente dans l’obscurité, il parvient à l’endroit où l’épée est enterrée. Il saisit le couteau à sa ceinture et entaille la terre pour libérer l’arme. Il tire la poignée et, après quelques efforts, sent le métal glisser vers lui. Il l’extrait entièrement et l’observe. En dehors des traces de terre, elle ne semble pas abîmée. Une flamme géante est dessinée sur la lame.