Capitale d’Altéra, dans les ruelles pavées et sombres de la ville basse.
Randt et Axelle pénètrent dans une petite boutique, accueillis par un marchand, petit homme moustachu et ventripotent, qui les accueille avec une amabilité forcée :
- Bienvenue dans ma boutique, voyageurs ! Vous êtes au bon endroit si vous souhaitez vous porter acquéreur d’un animal rare. Vous semblez venir de loin, vous avez fait bon voyage ?
- Vous n’imaginez pas le voyage qui nous a menés jusque dans votre belle cité, répond Randt. Il paraît que vous avez quelques animaux vivants ?
- Non, on vous aura mal renseignés…pas de vivants mais « empaillés » comme on dit. Vous profitez de la beauté de la bête sans la gêne qu’elle représenterait vivante. La gêne…ou le danger ! Tenez, je vois que vous regardez cette tête de Cralax, c’est ma pièce maîtresse ! Il n’aurait fait de vous qu’une bouchée ! Trois yeux pour voir derrière lui, des oreilles placées bien haut et orientables à souhait, des narines au niveau du cou et les dents…nous avons conservé toutes ses dents ! Deux rangées de dents aiguisées pour déchiqueter ses proies. Le corps n’était pas récupérable, c’est dommage. Vous savez que le seul moyen de rendre cet animal inoffensif est de lui couper la tête et de faire exploser son corps en même temps. Sinon, une nouvelle tête repousse. C’est aussi sa façon de naître, c’est pourquoi il y a toujours le même nombre de Cralax au monde. Mais là, on peut être sûr qu’il y en a un de moins, du coup ! Je ne l’ai pas vendu, c’est rarissime et très cher. Il faut être très riche pour l’acheter. Vous avez quels moyens ? Pour un plus petit budget, j’ai aussi ses griffes montées en collier…
- C’est intéressant oui, mais cela me semble particulièrement dangereux, non ? Intervient Axelle.
- C’est dangereux mais rassurez-vous, nous en retirons le poison qu’il sécrète naturellement. Et je le garde en sécurité dans mon atelier. Il serait trop dangereux de le jeter n’importe où ! Vous savez, c’est un métier qui requiert beaucoup de précision, pas à la portée de n’importe qui ! Je ne voudrais pas tuer mes clients, tout de même ! Mais à vrai dire, ceux qui en sont morts ne sont jamais venus se plaindre ! Ajoute-t-il dans un éclat de rire.
- Merci cher monsieur, ce serait effectivement un bel achat…nous allons devoir y réfléchir.
- Allez, c’est pour plaisanter, ne partez pas si vite ! Vous êtes sûr que vous ne voulez pas regarder mes oiseaux ? J’ai un modèle exceptionnel de Gileffe naine, avec toutes ses plumes ! Bien, je n’insiste pas. Merci en tous cas de votre visite, revenez quand vous voudrez !
Les deux voyageurs sortent de l’échoppe et descendent la ruelle en direction du centre.
- Cette information nous avait couté, mais elle était donc vraie. Après toutes ces fausses pistes, nous savons où trouver l’ultime ingrédient, dit Axelle.
- Oui, mais le localiser n’est pas le plus difficile…
Le soir, au centre du village, dans la taverne, Axelle et Randt se sont assis en silence. Axelle, les yeux sombres, fixe le liquide de son verre. Randt regarde autour de lui, comme dans l’attente d’une arrivée imminente. Leur voyage a déposé sur leurs manteaux une épaisse poussière brune. Ils dénotent, au milieu de cette assemblée de villageois. Malgré la froideur de son attitude, Axelle a la beauté de son âge, tandis que Randt porte sur son visage le poids des années. Ils sont restés assis depuis une heure sans rien dire, buvant patiemment leurs boissons. Randt finit par lui dire : “Bien, c’est fait, nous pouvons y aller maintenant. Tout s’est déroulé comme prévu.”
Quand le serveur passe à côté d’eux, la fille l’interpelle et lui demande :
- Sais-tu où nous pourrions nous procurer des provisions, pour un long voyage.
- Il y a une échoppe en descendant la rue. Elle est fermée à cette heure-ci, mais vous y trouverez tout ce que vous voudrez demain.
- Nous ne pouvons pas attendre, lui répond-elle.
- Bien…je….je vais voir ce que je peux faire pour vous, attendez-moi ici.
Cela ne prend pas longtemps de réveiller le commerçant, qui dort à quelques maisons de là, pour ouvrir son échoppe. Ils remplissent leurs sacs et versent quelques pièces en guise de paiement. Alors que le soleil décline, Axelle et Randt descendent la ruelle, ravitaillés et prêts à repartir.
Au cœur de la forêt, Randt et Axelle avancent à pied, des chevaux à leurs côtés, d’un pas silencieux. Leur voyage a commencé il y a plusieurs mois, laissant derrière eux les ruines de leur château. Cette recherche est une étape importante de leur mission. Ils commencent à ralentir. C’est ici, pas loin, autour. Ils le savent. Ils arrivent à destination, au cœur de cette forêt inaccessible parsemée de grands arbres.
Ils attachent leurs chevaux à un arbre et se déploient, prêts à agir. Entre les fougères, des bruits de pas rapides attirent leur attention. Une créature se déplace, les obligeant à suivre leur cible. Quand les pas cessent, Axelle utilise sa lance comme une faux et coupe les fougères devant elle, révélant un petit être humanoïde difforme, aux yeux bleus perçants, qui s’y cache. Il regarde l’un puis l’autre et, par instinct, se jette sur Axelle la mâchoire grande ouverte. Ses dents sont aiguisées et pointues et démontrent une force insoupçonnée. Randt saute dans sa direction et, d’un coup sec, le projette en arrière.
Il se relève et bondit en hurlant sur un arbre, pour revenir d’un saut vers l’homme qui, surpris par sa vivacité, est heurté de plein fouet par ses pieds fourchus et tombe à la renverse. La créature se redresse pour le frapper, prend son élan et s’arrête net. Elle sent une douce chaleur se répandre sur son front. Axelle, derrière elle, retire la lame du crâne meurtri. La créature lance un dernier regard interrogateur vers elle puis s’écrase sur le sol dans un râle.
- Le voici donc, marmonne l’homme qui se relève.
- Il était encore jeune, lui répond-elle, dans un doute.
- Bien heureusement, nous n’aurions rien pu faire pour nous défendre sinon. Nous touchons au but.
Il sort un petit couteau courbé et découpe la chair. Il fouille de sa main l’intérieur du corps du monstre, près du cœur. Après de multiples tentatives, il en extrait une mince pierre noire, recouverte du sang du défunt. Il l’essuie rapidement et la présente à Axelle qui affiche un large sourire.
- C’est inestimable, il n’en arrive qu’un tous les 1000 ans. Il est à nous !
- Nous devons brûler cette forêt puis revenir sur nos pas sans plus attendre. Dépêchons-nous.
Le corps de la créature est attaché fermement à un arbre avec une corde de métal. Randt allume un feu qui vient l’embraser aussitôt. L’arbre commence à se consumer alors que les flammes s’élèvent vers les branches sans rencontrer d’obstacle. Le corps de la créature part en fumée. Les voyageurs remontent sur leurs chevaux et s’échappent de ce brasier naissant. Au centre des flammes ondulantes, il leur semble que la créature s’agite encore. La fumée dégagée par l’arbre en feu est épaisse. Elle monte vers le ciel mais passe difficilement entre les feuillages qui forment un couvercle. Etouffée par l’absence d’air, le feu commence à s’affaiblir alors que les voyageurs sont déjà loin.
Leur chevauchée ne supporte aucune halte. Ils savent qu’il leur faudra des jours avant de parvenir à une ville, trouver de nouvelles provisions puis repartir. Leur voyage est ponctué de rencontres hostiles imposées par la forêt en colère : oiseaux minuscules qui attaquent leurs proies en essaim par leurs orifices, puissants pachydermes aux pics acérés dont rien ne peut arrêter la course destructrice, serpents géants qui s’unissent pour former un dédale de bras étouffants, batraciens vénéneux dont l’exhalaison attaque les nerfs, pièges archaïques à base de pics et de flèches disposés tout au long de leur parcours par des indigènes furtifs…
Par ruse ou par force, les deux compagnons surmontent les obstacles et collectent avec minutie les ingrédient rares, provenant de leurs victimes : des plumes blanches, des poils de pachyderme ou du sang de batracien.
Après être sortis de la forêt, ils longent les falaises géantes, traversent un désert de cristaux, puis parviennent à un petit village de bûcherons. Ils portent désormais un trésor. Ils n’hésiteront pas à tuer quiconque sera une menace.
Après un repos mérité, ils admirent encore la pierre noire, condensé de magie indestructible provenant du fils des entrailles de la terre.
- La pierre noire entre mes mains ! Regarde-là, Axelle, elle renferme tant de mystères. Il est pourtant impossible de lire en elle. Mais demain, nous saurons si nous en sommes dignes.