C’était il y a des années de cela, alors que la déesse ne régnait pas encore sur le royaume d’Altera. Elle s’appelait Elidée. Elle était une enfant, née dans une famille simple, des marchands qui tenaient boutique dans le bas de la ville, près du portail principal. Un endroit convenable pour faire du commerce, selon son père. Elle avait grandi au milieu des objets de toutes tailles, dans un désordre qui inspirait sa vive imagination. Dans la journée, personne ne s’occupait vraiment d’elle. Elle jouait toujours dans les environs, mimant des guerriers ou des dragons, au cœur de récits dont elle était seule à connaitre les détails. Parfois, on la voyait s’écrouler à terre, sans bouger. Mais tout le monde savait que cela signifiait qu’elle avait été tuée, dans son histoire, par un horrible Cralax, et qu’elle attendait d’être remise sur pied par quelque beau chevalier. Au bout, d’un moment, elle se redressait et revenait naturellement près de la boutique pour parler aux clients, comme si elle les avait toujours connus. Parfois, sa mère l’autorisait à sortir des limites de la ville pour aller chercher quelques plantes médicinales, qu’elle utilisait pour fabriquer des crèmes et des poudres pour les femmes du village.
Ce matin, elle partit en sautillant, un sac à la main, vers les champs de tulipe. Mais avant de franchir les portes, elle s’arrêta net et revint en courant près de sa mère.
- Maman, il y a quelque chose de bizarre dans le ciel
Sa mère sortit de la boutique pour regarder.
- Je ne vois rien de spécial, où est-ce ?
Elidée montra du doigt un petit nuage.
- Regarde ce nuage a une tête de zombre, je n’aime pas du tout ça.
Alors qu’elle fronçait les sourcils, sa mère souriait à l’idée que sa fille puisse avoir peur d’un nuage. « Une facétie d’enfant », si dit-elle en essayant de reconnaitre la forme, sans grand succès. Au bout du doigt d’Elidée, une petite lueur apparut. Elle en fut bouche bée :
- Regarde maman…c’est quoi ça !
Le temps que sa mère se retourne pour comprendre la question, la lueur avait disparu.
- De quoi ? dit-elle et regardant de nouveau les nuages. Puis elle ajouta : Dis-donc, tu ne crois pas que ce nuage ressemble plutôt à un lapin ?
- Ah oui, tiens ! Mais j’ai vu quelque chose au bout du doigt, comme une lumière !
- Tu vois bien des zombres dans les nuages, je ne suis pas surprise que tu vois d’autres choses, dit-elle en riant alors qu’elle retournait dans sa boutique pour s’occuper des clientes qui venaient d’y entrer.
Une autre fois, la prairie était bien tranquille. Son sac était rempli de genièvres bleus, utilisés pour fabriquer des parfums, mais qui faisaient éternuer si l’on s’en approchait trop près. Elidée s’était arrêtée devant un arbre au tronc massif, entouré de minces feuillages grimpants. Elle eut l’idée que la nature avait essayé de lui tricoter un pantalon, ce qui la fit rire immédiatement. Elle se demanda comment de si fines tiges pouvaient entourer ainsi le tronc, s’y attacher, et pourquoi elles décidaient de grimper vers le haut. Elle essaya de tirer doucement sur l’une d’entre elles pour tester sa résistance.
- Je ne ferais pas cela, si j’étais toi, il ne va pas aimer, lui dit un jeune garçon qui la regardait derrière elle.
Elle sursauta et lâcha immédiatement la tige
- Je ne t’ai pas entendu arriver, tu m’as fait peur ! lui répondit-elle
- Désolé, mais j’ai cru que tu allais arracher le lierre !
- Evidemment que non, j’essayais seulement de comprendre…
- Comment il fait pour monter ?
- Non, pourquoi il monte !
- C’est mystérieux, n’est-ce pas ? dit le garçon comme s’il possédait l’explication
- Toi, tu le sais ?
- Oui, mais ce n’est qu’un élément d’un tout. Il faut tout observer pour en avoir une compréhension d’ensemble. En fait, toute cette planète ne peut être comprise que par une intuition instinctive, et pas bout par bout.
Elidée se rendit compte qu’elle ne comprenait que la moitié des mots de ce jeune garçon, qui lui semblait soudain bien savant pour son âge ! Maintenant que ses esprits étaient revenus, elle le regarda des pieds à la tête. Il était peu ou prou habillé comme elle, blond comme elle…en fait il lui ressemblait comme un frère jumeau. Le plus étrange c’est qu’il se tenait un milieu de ce qu’elle aurait pu décrire comme une sorte de « flaque d’herbe », au milieu de la route, ses pieds bien ancrés dans un cercle de feuilles abondantes.
- Tu viens d’où ? Je ne t’avais jamais vu avant. Tu habites à Eliade ?
- Non, pas vraiment. En fait…j’ai été choisi par ma famille pour venir te parler.
- Ta famille, c’est qui ?
- C’est tout ce qui est autour de toi, je suis eux, je suis leur expression. Tu es unique, tu sais, tu es attendue depuis longtemps !
- Je ne comprends pas !
- Je te montre !
Alors le garçon commença à se transformer en un amas de fruits, de feuilles, de fleurs et de branches. Des insectes tournaient autour des fleurs, des papillons entraient et sortaient comme dans un buisson.
Elidée fit un pas en arrière, horrifiée.
- Non, ne t’inquiète pas, dit le garçon. Il sourit pour la rassurer
- Mais…tu es quoi exactement ?
- Je suis un hybride, le fruit de cette planète, créé pour venir te parler.
- Pourquoi moi ? s’interrogea Elidée. Elle pensait qu’elle n’était qu’une petite fille sans grande importance.
- Tu es bien plus que cela, tu es notre déesse mais tu ne le sais pas encore. Tu as entre tes mains le pouvoir de nous guider et je suis là pour t’aider à t’en servir.
Elidée regarda ses mains, étonnée et toujours dubitative.
- N’as-tu jamais perçu quelque chose d’étrange qui sortait d’elles ? demanda le garçon
- Oui…une lueur.
- Et tu as changé la forme des nuages…n’est-ce pas ?
- Je préfère les lapins aux zombres, ils font moins peur !
- Maintenant, tu sais le secret. Cette planète est la tienne. Tu es La Mapurna, le tout, l’essence. Tu peux commander aux arbres, aux rivières, aux rochers, aux animaux. Pour ce qui est des humains, je ne crois pas, ils gardent leur libre arbitre. Parmi eux, certains voudront utiliser tes pouvoirs en leur faveur, parfois pour faire le mal. Donc, tu dois faire très attention et n’en parler à personne.
- Mais comment ça marche ? Demanda la jeune fille, de plus en plus intriguée.
- Je n’en sais pas beaucoup plus…il faudra le découvrir par toi-même. Je dois te laisser maintenant !
- Mais…non, pourquoi ? J’ai beaucoup de questions !
Déjà, l’ensemble du feuillage ne ressemblait plus qu’à un arbre posé au milieu de la route. Il répondit « Les réponses viendront d’elles-mêmes, au revoir déesse ! ». Puis les feuilles s’envolèrent, les insectes partirent et rapidement il n’y eut plus qu’Elidée, seule face à une route de terre vide.
Les semaines qui suivirent, elle prit de plus en plus souvent l’habitude de sortir se promener autour d’Eliade. Elle essayait de se concentrer, tendait le doigt vers les nuages et s’amusait de son pouvoir d’en changer la forme. Elle commençait à maitriser ce tour, et se demanda quel en serait l’effet sur un rivière ou une fougère. Les premières tentatives furent vaines. Puis, progressivement, elle vit que la nature commençait à lui obéir. Elle faisait faire aux abeilles des ballets improvisés, creusait dans le cours d’eau un trou sec pour passer de l’autre côté sans se mouiller, faisait vibrer les feuilles des arbustes à son passage comme pour applaudir un artiste nomade. Elle connut un grand succès auprès des saules le jour où elle souleva un rocher et le déplaça à quelques mètres de là.
En grandissant, elle maitrisa de mieux en mieux son pouvoir. Non seulement elle pouvait commander à toute chose, mais elle ressentait instinctivement tout ce qui constituait la planète. Pas seulement ce qu’elle pouvait voir, mais aussi ce qui se trouvait à plusieurs kilomètres, et de plus en plus loin. Elle faisait corps avec la planète, mais elle n’avait personne à qui le confier.
- A quoi sert de pouvoir commander une planète entière ? se demandait-elle souvent.
Elle se doutait que ce pouvoir deviendrait utile le moment venu, qu’il aiderait ses parents et tous les citoyens d’Eliade à mieux vivre. Elle grandissait donc normalement, mais présentait des dispositions particulières qui l’avaient amenée à suivre un enseignement avancé, malgré ses origines modestes. Ses professeurs appréciaient sa motivation et la fulgurance de ses réflexions. Un jour, elle avait rapporté à ses parents quelques pierres précieuses « dénichées lors de ses promenades », qui leur avait permis de lui payer ses cours et de vivre sans crainte de l’avenir. Débarrassée des contraintes matérielles, elle pouvait prolonger ses études sans travailler par ailleurs. Son intérêt pour la vie et le bonheur du monde l’avaient conduite à une conviction : elle consacrerait son existence à la prospérité de tous. Elle prenait conscience de son statut.
Lors de sa vingtième année, elle connut la fin des prince-souverains. En voulant intervenir maladroitement sur l’économie et prendre en charge la satisfaction aveugle des besoins des individus dans une perspective de stricte égalité, le dernier d’entre eux avait en réalité provoqué une terrible famine. Ce qui s’était suivi par une terrible répression. Elidée, dont la conscience politique s’était développée, rejoignit ceux qui étaient entrés en résistance contre le monarque. Elle était devenue une experte en marché noir. Malgré la surveillance accrue des milices princières, qui avaient tenté d’encadrer chaque échange, chaque achat, elle avait tissé un réseau de distribution dont elle seule connaissait les branches. Elle utilisait son pouvoir sans être dévoilée.
Un soir, un vieil homme se présenta chez elle pour recevoir quelques victuailles. Sans se méfier, elle le reçut dans la cave où la distribution avait lieu d’habitude :
- On m’a dit que vous pourriez m’aider. Je meurs de faim ! Par pitié !
Elle devait toutefois être sur ses gardes. Le prince-souverain punissait sévèrement ceux qui nourrissaient l’économie souterraine sans payer les lourds tributs au monarque. Elle ne connaissait pas cet homme. Elle répondit, sans dévoiler quelle était sa place dans ce trafic. Elle posa un sac à terre et le fit remplir discrètement de quelques fruits et légumes grâce à ses dons.
- Je ne sais pas ce qu’on a pu vous dire, mais nous crevons de faim nous aussi. Cependant, je ne peux vous laisser comme ça ! Tenez, prenez ça et rentrez chez vous !
- Merci, soyez bénie !
Il jeta un coup d’œil rapide autour de lui. Quand il ouvrit la porte pour en sortir, des milices entrèrent et se précipitèrent sur elle. Frappée sur la tête, elle perdit connaissance.
Elle se retrouva plusieurs heures plus tard, les mains attachées dans le dos. Elle était sur un bucher. Un homme, le procureur, parlait fort :
- Que ceci serve d’exemple ! Sera punie de mort toute personne qui s’adonnera au marché noir car il prive notre souverain des moyens de venir en aide aux plus faibles !
La foule le huait. Ses parents étaient face à elle, dans la foule, et pleuraient. Des professeurs, qui avaient suivi sa brillante scolarité, étaient abasourdis par la situation. Plus loin, elle reconnaissait le groupe de résistants qu’elle avait rejoint pour organiser la distribution. Elle essaya de prendre la parole :
- Mais…tout ce que je voulais c’est nourrir ces pauvres gens, je n’ai jamais rien fait payer !
- Tais-toi ! Dit-il en la frappant au visage. Puis il hurla à ses hommes : « Mettez-le feu ! »
Sans hésitation ils approchèrent leurs torches, et le petit bois commença à craquer, dévoré par les premières flammes, qui montèrent de plus en plus haut. Des buches étaient atteintes à leur tour. Sans être encore attaquée par les flammes, elle sentait la chaleur sur sa peau qui commençait à se flétrir. La brulure se faisait de plus en plus dense autour d’elle. Elle faillit perdre connaissance, alors que le mur de feu dévorait déjà ses vêtements et ses cheveux. Mais contre toute attente, le feu s’éteignit immédiatement et la chaleur disparut.
Les villageois se précipitèrent pour la sortir de ce brasier rendu froid par miracle, puis ils la posèrent doucement à terre. Elle était parfaitement lucide mais ne pouvait plus bouger. Elle ressentait la présence de la terre dans son dos, mais n’éprouvait pas son contact. Sa peau tombait en lambeaux, ses cheveux avaient rétréci pour devenir de tristes filaments noirs. La mort semblait être la seule issue, et la terre autour d’elle un cercueil de fortune.
Son groupe de résistants, d’abord atterrés par un spectacle si désolant, devinrent furieux de colère contre ce pouvoir despotique. Les événements qui suivirent furent rapides. Mus par une haine féroce, Ils pénétrèrent dans le château pourtant réputé inviolable, avec une foule de villageois, et parvinrent jusqu’au prince-souverain qu’ils tuèrent de sang-froid. A cette nouvelle, les soldats déposèrent les armes. Le groupe s’empara du pouvoir sans rencontrer aucune résistance. La nouvelle se répandit dans tous les pays, dans la satisfaction générale. Dans un premier temps, le groupe de jeunes dirigeants supprima toutes les restrictions au commerce, favorisa et encouragea l’initiative. Le pays recommença lentement à vivre.
Pendant ce temps, Elidée reprit des forces. Ses parents la veillèrent jour et nuit. Ils constatèrent à quelle vitesse elle revenait à la vie, malgré les marques de brulure sur son corps. Un matin elle recommença à marcher. Elle se dirigea seule vers la prairie. Elle ôta ses chaussures et entra dans l’herbe comme on pénètre dans une rivière, pas à pas. Le contact du sol sous ses pieds lui fit un bien immense. La planète et elle se conjuguaient, communiquaient de nouveau. Elle comprit, elle ressentit au fond d’elle quel était ce lien unique. Elle n’en avait pas eu conscience, et avait cru que c’était un pouvoir sur les choses. Mais c’était bien plus que cela : elle était toutes choses, elle était toutes créations. Elle était l’âme de la planète. Elle en était la déesse.
Quand elle revint en ville, elle était métamorphosée et totalement guérie. Les habitants la regardaient avec curiosité. Certains étaient craintifs et dubitatifs. Était-ce sorcellerie, magie noire, miracle ? Mais, à son apparition, les champs se remplirent de légumes ou de blé, les élevages connurent une croissance sans précédent, l’eau tomba en abondance. Elle parcourut les rues de la ville en prodiguant ses bienfaits.
Les nouveaux dirigeants du royaume, jeunes rêveurs aux commandes, coururent vers elle et devant sa magnificence se prosternèrent. Elle les releva.
- Mes amis, nous allons redonner vie à notre pays, ensemble. Ne m’adulez pas, je vous en prie, dit-elle en riant. Plus jamais il n’y aura de marché noir, plus jamais quelqu’un vous prendra le fruit de votre travail, plus jamais nous ne manquerons de quoi que ce soit !
- Elidée, quel bonheur de te voir debout et…c’est magnifique !
Après toutes les souffrances que le peuple avait subies, il retrouvait un sentiment longtemps oublié : la confiance en l’avenir. On organisa des élections. D’habiles candidats s’engagèrent à fournir à tous travail, logement, nourriture. « Je vous donnerai ce dont vous manquez, et je vous protègerai, votez pour moi ! », disaient-ils. Mais les habitants gardaient en mémoire les motivations du prince-souverain et ses effets désastreux. Elle ne promit qu’une seule chose : la liberté d’agir sans contrainte et sans obstacle. Elle fut largement élue et apporta durablement la prospérité. Les années passèrent et elle demeura au pouvoir après chaque élection.
On se rendit compte que le temps n’avait pas d’effet sur elle. Elle conservait toujours le même âge, celui où elle avait failli mourir sur le bucher. Bientôt, les enfants qui étaient nés après la fin du prince furent en âge de voter continuèrent à la choisir comme guide. Bien que nombre de ses sujets proposèrent de mettre fin aux élections pour transformer le régime en monarchie, elle choisit de les conserver et de rester aux commandes tant qu’ils le souhaiteraient.
Sa toute-puissance s’était propagée sur les terres et avait apporté la paix. Il semblait que cela durerait éternellement. Sa seule présence rendait la planète florissante, heureuse et abondante. Mais elle ignorait que, bientôt, une terrible armée viendrait d’un autre monde détruire tout ce qu’elle aimait et protégeait, pour la garder prisonnière durant des siècles.